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Skade était coincée entre les capots noirs et arrondis de deux machines quand l’alarme retentit. L’un de ses capteurs avait détecté, dans l’angle d’attaque du vaisseau, un changement qui marquait une nouvelle étape dans les préparatifs de combat. Ce n’était pas forcément une crise, mais cela exigeait néanmoins son attention immédiate.
Skade déconnecta son compad des machines, et le cordon ombilical de fibre optique réintégra son logement avec un chuintement. Elle se colla l’écran sur le ventre, où il s’incurva et s’intégra au tissu noir, matelassé, de sa vareuse. L’appareil commença presque aussitôt à transférer ses données dans un fichier inviolable de la mémoire à long terme de Skade, où elles seraient sauvegardées.
Elle se coula dans l’interstice séparant les différentes parties de la machine, qui épousaient les moindres recoins de l’espace disponible. Il y avait un trou d’homme, une vingtaine de mètres plus loin. Elle en émergea à mi-corps, par un étroit hublot qui venait de s’ouvrir dans un mur. Elle resta un moment immobile et scruta le silence ; même les ondes colorées de sa crête se figèrent. Le réseau d’implants qu’elle avait dans la tête ne détecta pas d’autre Conjoineur dans un rayon de cinquante mètres, et confirma que le système de monitoring de la coursive ne réagissait pas à son apparition. Elle décida toutefois de faire preuve de circonspection et quand elle se remit à bouger – pour regarder d’un côté puis de l’autre de la coursive –, ce fut avec un calme et une prudence extrêmes, tel un chat s’aventurant en territoire étranger.
Personne en vue.
Skade s’extirpa complètement du trou d’homme et déclencha une commande mentale qui provoqua la fermeture hermétique du sphincter. Il n’en resta qu’une ligne si fine qu’elle était presque invisible. Skade était seule à savoir où se trouvaient ces ouvertures, qui n’apparaissaient que pour elle. Même si Clavain détectait la présence des machines secrètes, il ne trouverait jamais le moyen d’y accéder sans faire usage de la force, déclenchant leur autodestruction.
Skade supposa que le vaisseau poursuivait sa course en chute libre et se rapprochait toujours du bâtiment ennemi qu’ils pourchassaient. L’apesanteur lui convenait. Elle détala le long de la coursive, rebondissant à quatre pattes de point de contact en point de contact avec une telle économie de mouvements qu’elle avait parfois l’impression de se déplacer à l’intérieur de sa propre bulle de gravité.
[Skade, au rapport.]
Elle ne savait jamais quand le Conseil de la Nuit allait se manifester, mais il y avait longtemps qu’elle n’était plus déconcertée par ses soudaines intrusions dans sa tête.
Rien à signaler. Nous n’avons même pas effleuré la surface de ce que les machines sont capables de faire, mais, jusque-là, tout marche exactement comme nous l’avions anticipé.
[Parfait. Évidemment, il serait souhaitable de procéder à des tests plus approfondis…]
Skade fut vaguement agacée.
Je vous l’ai déjà dit. Pour le moment, l’effet des machines n’est décelable que par des mesures extrêmement précises. Ce qui veut dire que nous pouvons effectuer des tests clandestins sous couvert d’opérations militaires de routine.
Skade arriva, d’un bond, à un détour de la coursive et donna un coup de pied pour remonter vers la passerelle. Elle réajusta sa chimie sanguine en s’obligeant au calme et poursuivit :
Je conviens que nous devrons en effectuer d’autres avant de pouvoir équiper la flotte, mais, en multipliant les tests, nous prenons le risque d’ébruiter le fait que nous avons effectué une percée technologique. Et pas seulement au sein du Nid Maternel.
[Nous avons compris, Skade. Inutile de nous le rappeler. Nous nous contentions d’énoncer les faits. Quels que soient les inconvénients, nous devons effectuer d’autres tests, et vite.]
Skade croisa un Conjoineur qui se rendait dans une autre partie du vaisseau. Elle effleura son esprit et entrevit un tourbillon superficiel d’expériences et d’émotions récentes. Rien d’intéressant ni d’une quelconque importance tactique. Au-delà de ce tourbillon, elle discerna des couches plus profondes de mémoire, des structures mnémoniques plongeant dans des ténèbres opaques, tels de grands monuments submergés. Elle aurait pu passer son esprit au crible, le scruter de bout en bout, mais à quoi bon ? Il n’y avait rien d’intéressant pour elle. Tout au fond, dans les niveaux inférieurs, Skade détecta quelques souvenirs privés, classés à part. Il ne savait pas qu’elle y avait accès. L’espace d’un instant très excitant, elle fut tentée de plonger et de déverrouiller ses blocages pour visionner un ou deux de ces minuscules souvenirs, si précieux pour lui, mais elle résista à cette tentation. Il lui suffisait de savoir qu’elle en était capable.
En retour, elle sentit que l’esprit de l’homme envoyait des coups de sonde vers le sien et, s’en voyant sèchement refuser l’accès, se rétractait comme les tentacules d’une anémone de mer. Elle sentit la curiosité de l’homme. Il se demandait ce qu’un membre du Conseil Restreint pouvait bien faire à bord.
Ce qui l’amusa. L’homme était au courant de l’existence du Conseil Restreint et soupçonnait peut-être même celle du noyau dur, super-secret, du Conseil : le Sanctuaire Intérieur. Mais Skade était sûre qu’il n’avait seulement jamais imaginé l’existence du Conseil de la Nuit.
Chacun repartit de son côté.
[Des réserves, Skade ?]
Bien sûr que j’ai des réserves. Nous jouons avec le feu divin. Ce n’est pas le genre de chose qu’on traite par-dessous la jambe.
[Les Loups ne nous attendront pas, Skade.]
Skade bouillonnait. Elle n’avait pas besoin qu’on lui rappelle l’existence des Loups. Elle admettait que la peur était un aiguillon utile, mais son effet n’était pas illimité. Comme disait le vieux proverbe, le Projet Manhattan ne s’était pas fait en un jour. À moins que ce ne soit Rome ? Enfin, ça avait quelque chose à voir avec la Terre, de toute façon.
Je n’oublie pas les Loups.
[Très bien, Skade. Nous non plus. Et nous doutons fort que les Loups nous aient oubliés.]
Elle sentit que le Conseil de la Nuit se retirait dans un recoin minuscule, indécelable, de sa tête, où il resterait en stand-by jusqu’à sa prochaine intervention.
Skade arriva à la passerelle de l’Ombre de la Nuit, sa crête palpitant de tons vifs, rose et écarlate. La passerelle était une salle sphérique, aveugle, située au cœur du vaisseau, assez vaste pour recevoir cinq ou six Conjoineurs sans qu’ils aient l’impression d’être les uns sur les autres. Il ne s’y trouvait, pour le moment, que Clavain et Remontoir, exactement comme quand elle était partie. Ils étaient tous les deux allongés, les yeux clos, dans des hamacs d’accélération suspendus au milieu de la sphère, et ils s’imprégnaient de l’environnement sensoriel plus vaste du bâtiment. Ils avaient l’air absurdement calmes et sereins, avec leurs bras soigneusement croisés sur leur poitrine.
Skade attendit que la pièce projette un hamac autour d’elle, l’enveloppant dans le réseau protecteur de ses tentacules pareils à des lianes. Elle sonda distraitement leur esprit. Celui de Remontoir lui était grand ouvert. Même ses enclaves réservées au Conseil Restreint semblaient être de simples démarcations plutôt que des barrières absolues. Son esprit était, par endroits, pareil à une cité de verre fumé, mais jamais complètement opaque. Apprendre à voir à travers les écrans du Conseil Restreint était l’un des premiers trucs que le Conseil de la Nuit lui avait appris, et il s’était révélé bien utile même quand elle avait intégré le Conseil Restreint. Tous ses membres ne partageaient pas exactement les mêmes secrets – il y avait le Sanctuaire Intérieur, déjà –, mais rien n’échappait à Skade.
Clavain était plus difficile à déchiffrer, ce qui se révélait frustrant – et c’était pour ça qu’il la fascinait et la dérangeait en même temps. Ses implants neuraux étaient d’une configuration beaucoup plus ancienne que ceux de tous les autres, et Clavain ne les avait jamais fait émuler. De vastes secteurs de son cerveau échappaient au Réseau, et les liens neuraux entre ces régions et celles des Conjoineurs étaient rares et distribués inefficacement. Les algorithmes de recherche et de récupération de Skade pouvaient extraire des schémas neuraux de toutes les parties du cerveau de Clavain qui avaient été intégrées dans le Réseau, mais même cela était plus facile à dire qu’à faire. Fouiller l’esprit de Clavain revenait à se voir remettre les clés d’une librairie fabuleuse qui aurait été balayée par un cyclone. Le temps qu’elle ait repéré ce qu’elle cherchait, ce n’était généralement plus d’actualité.
Enfin, Skade en avait tout de même appris long sur Clavain. Dix ans avaient passé depuis le retour de Galiana, mais si elle avait bien lu dans son esprit – et elle n’avait pas de raison d’en douter –, Clavain n’avait pas encore vraiment d’idée sur ce qui était arrivé.
Clavain avait ceci en commun avec l’ensemble du Nid Maternel qu’il savait que le vaisseau de Galiana avait rencontré des entités non humanoïdes hostiles dans l’espace profond, des machines qui se faisaient appeler les Loups. Les Loups s’étaient introduits à bord du vaisseau, puis dans l’esprit de son équipage. Clavain savait que Galiana avait été épargnée et que son corps avait été sauvé. Il savait aussi que son crâne hébergeait une structure qui était manifestement une émanation des Loups. Mais ce qu’il ignorait, et qu’il n’imaginait même pas, c’était que Galiana avait repris conscience ; qu’elle avait eu une brève fenêtre de lucidité avant que le Loup – plusieurs Loups, en fait – ne parle par sa bouche.
Skade se rappelait avoir menti à Galiana en lui disant que Clavain et Felka étaient morts. Ça n’avait pas été facile, sur le coup. Comme tous les Conjoineurs, Skade éprouvait pour Galiana un respect proche de la vénération. Elle était leur mère à tous, la reine de la faction conjoineur. Pourtant, le Conseil de la Nuit avait rappelé à Skade qu’elle avait envers le Nid Maternel des devoirs qui passaient avant ceux qu’elle estimait avoir envers Galiana. Et son rôle était d’explorer au maximum cette fenêtre de lucidité afin d’apprendre tout ce qu’elle pouvait sur les Loups, ce qui impliquait de ne pas accabler Galiana avec des préoccupations superflues. Si pénible que cela ait pu être sur le coup, le Conseil de la Nuit lui avait assuré que c’était préférable à long terme.
Skade en était arrivée, peu à peu, à comprendre ce qu’ils entendaient par là. Ce n’était pas vraiment à Galiana qu’elle mentait, après tout, mais à une ombre de ce qu’elle avait été. Cela dit, un mensonge en entraînait inévitablement un autre, et c’était peut-être pour ça que Clavain et Felka n’avaient jamais entendu parler des conversations.
Skade rétracta ses sondes mentales, revenant à un niveau d’intimité normal. Elle laissa Clavain accéder à ses mémoires de surface, ses modes sensoriels et ses émotions, ou plutôt à une version subtilement remaniée. En même temps, Remontoir vit précisément ce qu’il s’attendait à voir – mais, encore une fois, remanié et modifié pour se conformer aux buts de Skade.
Le hamac d’accélération rapprocha Skade du centre de la sphère et des autres. Skade croisa ses bras sur sa poitrine, sur la plaque incurvée du compad, qui susurrait toujours ses trouvailles dans sa mémoire à long terme.
La présence de Clavain se fit sentir.
[Skade ! C’est un plaisir de te revoir parmi nous.]
Clavain, j’ai perçu un changement dans nos préparatifs d’attaque. J’imagine que ça a un rapport avec la présence du vaisseau demarchiste ?
[En fait, c’est un peu plus intéressant que ça. Regarde.]
Clavain lui tendit l’extrémité d’un connecteur branché sur le réseau de capteurs sensoriels du vaisseau. Skade le prit, ordonna à ses implants de le configurer dans son sensorium avec ses filtres habituels et ses préférences.
Elle éprouva une sensation agréable et fugitive de dislocation. Son corps, ses compagnons, l’endroit où ils flottaient, la grande aiguille d’un noir de carbone, acérée, qu’était l’Ombre de la Nuit – toutes ces choses perdirent leur consistance.
La planète jovienne était une énorme présence qui se dressait devant eux, drapée dans un nuage d’une géométrie complexe, perpétuellement mouvante, de zones interdites et de passages sûrs. Un essaim furieux de plates-formes et de sentinelles en faisait le tour à une vitesse prodigieuse, selon des orbites de précession étroites. Plus près, mais pas beaucoup plus, se trouvait le vaisseau demarchiste que l’Ombre de la Nuit pourchassait. Il arrivait déjà à la limite supérieure de l’atmosphère de Tangerine Dream, et sa couleur commençait à se réchauffer. Le maître-à-bord prenait un risque avec la propulsion atmosphérique dans l’espoir de se dissimuler sous quelques centaines de kilomètres de couches de nuages.
Skade se dit que c’était une manœuvre dictée par le désespoir.
Les insertions transatmosphériques étaient risquées, même pour les bâtiments construits afin d’écrêter les couches supérieures des mondes joviens. Le maître-à-bord serait obligé de ralentir avant de tenter la plongée, et devrait y aller mollo aussi en regagnant l’espace. En dehors du fait que la couche d’air aurait un effet dissimulateur – dont le bénéfice dépendrait de la batterie de capteurs embarquée par le vaisseau lancé à leur poursuite, et de ce que pouvaient détecter les drones ou les satellites en orbite basse –, la plongée n’avait qu’un intérêt : refaire le plein de fuel.
Pendant les premières années de la guerre, les deux camps avaient utilisé l’antimatière comme principale source d’énergie. Les Conjoineurs, avec leurs usines camouflées à la lisière du système, avaient encore les moyens de produire et de stocker l’antimatière en quantités utilisables par l’armée. Et même s’ils n’en avaient pas été capables, il était de notoriété publique qu’ils avaient accès à des sources d’énergie encore plus prodigieuses. Mais il y avait dix ans que les Demarchistes ne pouvaient plus utiliser l’antimatière. Ils s’étaient rabattus sur la fusion froide, pour laquelle ils avaient besoin d’hydrogène, et la meilleure solution était d’aller le chercher dans les océans des géantes gazeuses où on le trouvait condensé sous forme métallique. Le maître-à-bord prélevait l’hydrogène atmosphérique à l’aide des embouts aspirants du vaisseau et le gaz était compressé à bord, ou bien il pouvait tenter un plongeon dans la mer d’hydrogène « simplement » liquide qui flottait sur l’hydrogène métallique entourant le noyau rocheux de la planète jovienne. Mais, avec un bâtiment qui avait déjà subi des dommages de guerre, ce serait une manœuvre hasardeuse ; le maître-à-bord espérait très probablement que l’aspiration ne serait pas nécessaire, et qu’il réussirait plutôt à organiser un rendez-vous avec l’un des tankers à cerveau de baleine qui faisaient interminablement le tour de l’atmosphère en chantant ces chansons tristes, endeuillées, où il était question de turbulences et de chimie des hydrates de carbone. Le tanker injecterait dans le vaisseau des cartouches d’hydrogène métallique préconditionnées, destinées à servir pour moitié de carburant et pour moitié d’ogives nucléaires.
L’insertion atmosphérique était un pari risqué, voire désespéré, mais il avait assez souvent marché pour être légèrement préférable à une opération de fuite suicidaire.
Skade composa une pensée et la projeta dans les têtes de ses compagnons.
J’admire la détermination du maître-à-bord ; mais il n’arrivera à rien.
La réponse de Clavain lui parvint aussitôt :
[C’est une femme, Skade. Nous avons intercepté son signal alors qu’elle communiquait par faisceau concentré avec l’autre vaisseau ; ils traversaient la frange d’un anneau de débris, et la poussière ambiante a réfléchi une petite fraction du rayon laser dans notre direction.]
Et le navire interlope ?
Ce fut Remontoir qui répondit :
[Nous avons commencé à penser que c’était un cargo quand nous avons eu un relevé exploitable de la signature de ses tuyères. Ça s’est vérifié, et nous en savons un peu plus long, maintenant.]
Elle prit le jack d’alimentation que lui tendait Remontoir.
Une image du cargo apparut dans son esprit. D’abord vague, elle se précisa comme un croquis en cours d’avancement. Le cargo faisait la moitié de l’Ombre de la Nuit. C’était un caboteur intra-système typique des bâtiments construits il y avait un ou deux siècles : définitivement antérieur à la peste. À en juger par sa coque vaguement arrondie, le bâtiment avait dû être conçu jadis pour atterrir sur Yellowstone ou l’une des planètes du système dotées d’une atmosphère ; mais, depuis, il avait pris tellement de plaies et de bosses qu’il évoquait pour Skade un poisson affligé d’une mutation récessive rare. Des symboles mystérieux, déchiffrables par les machines, vacillaient sur sa carlingue, et certains étaient en partie masqués par des réparations effectuées à l’aide de plaques de blindage sans marquage.
Remontoir anticipa sa question :
[Le vaisseau est l’Oiseau de Tempête, un cargo enregistré auprès du Carrousel de New Copenhagen, dans la Ceinture de Rouille. Son commandant et propriétaire est une certaine Antoinette Bax. Enfin, depuis un petit mois. Le précédent propriétaire était un certain James Bax, sans doute un parent à elle. Nous ne savons pas ce qui lui est arrivé. Cela dit, d’après les archives, la famille Bax pilotait l’Oiseau de Tempête longtemps avant la guerre, peut-être même avant la peste. Ils semblent se livrer au mélange habituel d’activités légales et marginales ; quelques infractions par-ci par-là, une ou deux échauffourées avec la Convention de Ferristown, mais rien d’assez grave pour justifier une interpellation, même en période de loi martiale.]
Skade sentit que, très loin de là, son corps acquiesçait d’un hochement de tête. La ceinture d’habitats entourant Yellowstone entretenait depuis longtemps une gamme variée de moyens de transport, allant des engins les plus prestigieux mais gourmands en énergie jusqu’aux cargos à fusion et à propulsion ionique beaucoup plus lents – mais incommensurablement moins coûteux, et qui suscitaient moins de questions. Même après la peste, qui avait métamorphosé l’Anneau de Lumière et sa gloire passée en la beaucoup moins glorieuse Ceinture de Rouille, il y avait encore des niches commerciales pour ceux qui étaient prêts à les occuper. Il y avait tous ceux qui voulaient couper à la quarantaine, et une foule de nouveaux clients surgis des ruines fumantes du pouvoir demarchiste – des clients qui n’étaient pas tous des énergumènes très recommandables.
Skade ne savait rien de la famille Bax, mais elle l’imaginait grenouillant dans cet environnement, et peut-être encore plus vigoureusement pendant la guerre. Maintenant, il y avait des blocus à violer, des occasions d’aider et de soutenir les agents infiltrés des deux factions dans leurs missions d’espionnage. Peu importait que la Convention de Ferristown, l’administration en charge de l’espace circum-Yellowstone, fût pratiquement le régime le plus intolérant de l’histoire. Partout où la loi était la plus draconienne, il se trouvait toujours des gens qui en payaient d’autres, et très cher, pour prendre des risques à leur place.
L’image mentale que Skade se faisait d’Antoinette Bax était presque complète. Il y avait tout de même une chose qu’elle ne comprenait pas : que faisait Antoinette Bax si loin dans la Zone Contestée ? Et, maintenant qu’elle y réfléchissait, comment se faisait-il qu’elle soit encore en vie ?
Le maître-à-bord lui a parlé ? demanda Skade.
[Il lui a lancé un avertissement, lui disant de battre en retraite ou de s’apprêter à en payer les conséquences], répondit Clavain.
Et elle l’a fait ?
Remontoir lui projeta le vecteur du cargo. Il se dirigeait droit vers l’atmosphère de la géante gazeuse, exactement comme le vaisseau demarchiste qui se trouvait devant.
Ça n’a pas de sens. Le maître-à-bord aurait dû la détruire pour avoir violé une Zone Contestée.
[Il l’a menacée de le faire, répondit Clavain, et Bax l’a superbement ignoré. Elle lui a promis qu’elle n’allait pas voler d’hydrogène, mais elle lui a bien fait comprendre qu’elle n’avait pas non plus l’intention de faire demi-tour.]
Elle est très courageuse, ou complètement stupide.
[Ou très chanceuse, rétorqua Clavain. Il est clair que le maître-à-bord n’avait pas les munitions pour mettre la menace à exécution. Il avait dû utiliser son dernier missile au cours d’un engagement antérieur.]
Skade y réfléchit, anticipant le raisonnement de Clavain. Si le maître-à-bord avait vraiment tiré son dernier missile, il devait s’efforcer à tout prix de le cacher à l’Ombre de la Nuit. Un vaisseau désarmé était une proie facile. Même à ce stade tardif de la guerre, la capture d’un vaisseau ennemi offrait toujours la perspective de glaner des renseignements utiles, sans parler de la possibilité de recruter son équipage.
Comment le maître-à-bord pouvait-il penser que le cargo ferait ce qu’il lui ordonnait ?
Elle détecta la réponse positive de Clavain avant même qu’elle ne se forme dans sa tête.
[À partir du moment où le radar de Bax a intercepté le vaisseau demarchiste, le maître-à-bord n’avait pas le choix : il devait fournir une sorte de réponse. Tirer un missile aurait été la procédure normale – il aurait été dans son bon droit –, mais il devait avertir le cargo de battre en retraite. Ça n’a pas marché – pour on ne sait quelle raison, ça n’a pas intimidé Bax. Ce qui a aussitôt placé le maître-à-bord dans une position de compromis. Il avait aboyé, et il ne pouvait pas mordre, c’était aussi sûr que deux et deux font quatre.]
Remontoir compléta son raisonnement :
[Clavain a raison. Il n’a pas de missiles. Et maintenant nous le savons.]
Skade voyait ce qu’ils avaient en tête. Bien qu’il ait déjà commencé à plonger dans l’atmosphère, le vaisseau demarchiste était encore à portée de tir des missiles de l’Ombre de la Nuit. Ils n’étaient pas sûrs d’arriver à le détruire, mais les chances étaient meilleures que jamais. Et pourtant Remontoir et Clavain ne voulaient pas abattre l’ennemi. Ils allaient attendre qu’il émerge de l’atmosphère, lentement, gorgé de carburant, et pas mieux armé qu’avant. Ils allaient se lancer à l’abordage, pomper les données de ses banques mémoire et recruter son équipage pour le Nid Maternel.
Je ne peux consentir à une opération d’abordage. Les risques pour l’Ombre de la Nuit sont supérieurs aux avantages possibles.
Elle sentait que Clavain tentait de sonder son esprit.
[Pourquoi, Skade ? Ce bâtiment serait-il particulièrement précieux ? Dans ce cas, n’est-il pas un peu étrange que personne ne me l’ait dit ?]
C’est une affaire pour le Conseil Restreint, Clavain. L’occasion t’a été amplement donnée de nous rejoindre.
[Même s’il l’avait fait, il ne saurait pas tout, hein ?]
Elle reporta fugitivement, rageusement, son attention sur Remontoir.
Tu sais que je suis ici pour le compte du Conseil Restreint, Remontoir. C’est tout ce qui importe.
[Sauf que, moi aussi, j’appartiens au Conseil Restreint et que, même moi, je ne sais pas exactement ce que tu fais ici. Qu’est-ce que c’est, Skade ? Une opération secrète pour le Sanctuaire Intérieur ?]
Skade bouillonnait. Elle se disait que les choses seraient beaucoup plus simples si elle n’avait jamais affaire à ces vieux Conjoineurs.
Ce vaisseau est précieux, oui. C’est un prototype, et les prototypes ont toujours une grande valeur. Mais tu le sais déjà. Évidemment que nous ne voulons pas le perdre dans un engagement de rien du tout.
[Il est clair que ce n’est pas tout.]
Peut-être, Clavain, mais ce n’est pas le moment d’en discuter. Programme une salve de missiles sur le vaisseau demarchiste, et une autre sur le cargo.
[Non. Nous allons attendre que les deux vaisseaux ressortent de l’autre côté. À condition que l’un ou l’autre en sorte. Et puis nous agirons.]
Je ne peux pas autoriser ça.
Eh bien, ainsi soit-il. Elle aurait préféré qu’ils n’en arrivent pas là, mais Clavain lui forçait la main. Skade se concentra, émettant une série complexe de commandes neurales. Elle sentit l’accusé de réception à distance des systèmes d’armement qui reconnaissaient son autorité et se soumettaient à sa volonté. Son commandement était imprécis. Il n’avait pas la finesse et l’immédiateté avec lesquelles elle dirigeait ses propres machines, mais ça suffirait ; elle n’avait que quelques missiles à lancer.
[Skade… ?]
C’était à nouveau Clavain. Il avait dû sentir qu’elle court-circuitait l’ascendant qu’il avait sur les armes. Elle sentit sa surprise. Il ignorait qu’elle avait ce pouvoir. Skade dicta la trajectoire, et les missiles de poursuite et d’acquisition de cible frémirent sur leurs rampes de lancement.
Puis une autre voix se fit entendre tout bas, dans sa tête :
[Non, Skade.]
C’était le Conseil de la Nuit.
Quoi ?
[Abandonne le contrôle des armes. Fais ce que veut Clavain. Ça nous sera plus utile sur le long terme.]
Non, je…
Le ton du Conseil de la Nuit se fit plus âpre :
[Ne lance pas ces armes, Skade.]
Furieuse, vexée de cette rebuffade, Skade obtempéra.
Antoinette arriva au cercueil de son père. Il était fixé aux rayonnages de la soute, exactement au même endroit que quand elle l’avait montré au flicoïde.
Elle posa sa main gantée sur le caisson. Elle distinguait le profil paternel à travers la vitre d’observation. La ressemblance était assez évidente, même si l’âge et la gravité avaient figé ses traits dans une caricature masculine exagérée de son propre visage. Il avait les yeux fermés et, pour ce qu’elle en voyait, il arborait une expression de calme ennui. Elle se dit que ç’aurait été bien le genre de son père de traverser cette période d’excitation en dormant. Elle se rappelait comment ses ronflements faisaient vibrer la passerelle. Et puis elle pensa à la fois où elle l’avait surpris en train de la surveiller entre ses paupières presque fermées. Il faisait semblant de dormir pour voir comment elle se sortait d’une quelconque situation de crise, sachant qu’un jour elle serait obligée de se débrouiller toute seule.
Antoinette vérifia que le cercueil était toujours solidement arrimé aux rayonnages. Tout allait bien. Il n’avait pas bougé au cours des récentes manœuvres.
— La Bête… commença-t-elle.
— Petite Demoiselle ?
— Je suis dans la soute.
— C’est ce dont on avait péniblement conscience, Petite Demoiselle.
— Écoute, la Bête, j’aimerais que tu nous mettes en subsonique. Reprends contact quand nous y serons, d’accord ?
Elle s’apprêtait à essuyer des protestations, mais il n’y en eut pas. Elle sentit que le bâtiment piquait du nez. Son oreille interne s’efforçait de faire la distinction entre la décélération et la descente. L’Oiseau de Tempête ne volait pas vraiment. Sa forme n’offrait que très peu de portance aérodynamique, de sorte qu’il devait se soutenir en dirigeant la poussée vers le bas. La soute, non pressurisée, lui procurait jusqu’à présent une certaine flottaison, mais elle n’avait jamais prévu de plonger avec une soute pleine de vide.
Antoinette avait une conscience aiguë du fait qu’elle aurait déjà dû être morte depuis longtemps. Le commandant demarchiste aurait dû l’abattre en plein vol. Et le vaisseau araignée qui la poursuivait aurait dû l’attaquer sans lui laisser le temps de plonger dans l’atmosphère. Même la plongée aurait dû la tuer. Ce n’était pas la douce insertion contrôlée qu’elle avait toujours prévue, mais plutôt une fuite confuse et désordonnée sous les nuages, afin d’emprunter le vortex que le vaisseau demarchiste avait déjà créé. Elle avait estimé les dégâts dès qu’elle avait retrouvé un niveau de vol horizontal, et les nouvelles n’étaient pas enthousiasmantes. Même si elle réussissait à regagner la Ceinture de Rouille – et c’était un grand « si » –, les araignées seraient toujours là, et Xavier serait très, très occupé pendant les mois à venir.
Enfin, au moins, comme ça il ne s’attirerait pas d’ennuis.
— Vitesse subsonique atteinte, Petite Demoiselle, annonça la Bête.
— Très bien.
Pour la troisième fois, Antoinette s’assura qu’elle était aussi solidement arrimée aux rayonnages que le sarcophage, puis elle vérifia aussi, une fois de plus, l’étanchéité de son scaphandre.
— La Bête, tu veux bien ouvrir la porte de la soute numéro un ?
— Un instant, Petite Demoiselle.
Un rai de lumière éclatante creva l’obscurité, au bout des rayonnages. Elle plissa les paupières, leva la main et abaissa la visière vert bouteille de son casque.
Le rayon lumineux s’élargit, puis l’air qui se ruait dans la soute en rugissant la plaqua violemment contre les montants des rayonnages. L’air emplit la soute en quelques secondes, tourbillonnant autour d’elle. Le capteur de son scaphandre l’analysa aussitôt et l’avertit sinistrement de ne pas ouvrir son casque. La pression de l’air était de plus d’une atmosphère, mais il était d’une toxicité mortelle, et d’un froid glacial qui lui aurait instantanément brûlé les poumons, de toute façon.
Une atmosphère de poisons suffocants et d’une température atroce, se dit Antoinette. C’était le prix à payer pour une couleur aussi délicieuse, vue de l’espace.
— Plonge de vingt kilomètres vers le bas, ordonna-t-elle.
— Vous êtes sûre, Petite Demoiselle ?
— Et comment !
Le sol s’inclina. Elle regarda le baromètre de son scaphandre, qui affichait l’augmentation de pression atmosphérique. Deux atmosphères. Trois. Quatre atmosphères, et la pression grimpait toujours. Pourvu que la coque de l’Oiseau de Tempête, qui était maintenant sous pression négative, ne l’écrase pas comme un sac de papier mouillé…
Sans compter, se dit-elle, que le vaisseau n’est sûrement plus sous garantie, à présent.
Lorsqu’elle eut un peu repris confiance, ou plutôt quand son pouls eut retrouvé un niveau à peu près normal, elle commença à se glisser centimètre par centimètre vers la porte ouverte, traînant le sarcophage avec elle. C’était un processus laborieux, parce qu’elle devait détacher et rattacher le sarcophage tous les deux ou trois mètres. Mais s’il y avait une chose qui lui était étrangère en ce moment précis, c’était bien l’impatience.
En regardant devant elle, maintenant que ses yeux s’étaient adaptés, elle vit que la lumière avait pris une teinte gris argenté et s’assombrissait peu à peu, adoptant des tons de fer ou de bronze patiné. Epsilon Eridani était déjà, au départ, une étoile de faible magnitude, et sa lumière était à présent filtrée par les couches atmosphériques que le vaisseau avait traversées. Au fur et à mesure que le vaisseau s’enfoncerait, il ferait de plus en plus sombre, jusqu’à ce qu’elle ait l’impression de se retrouver comme au fond de l’océan.
Mais c’était ce que voulait son père.
— C’est bon, la Bête. Maintiens bien le vaisseau. Je suis sur le point de faire ce que je suis venue faire.
— Faites bien attention, Petite Demoiselle.
Il y avait des portes sur tout le tour de la soute de l’Oiseau de Tempête, mais celle qui avait été ouverte se trouvait sur le ventre du bâtiment, et tournée vers l’arrière par rapport à la direction de vol. Antoinette était arrivée tout au bord, le bout de ses bottes dépassant dans le vide. Elle était en équilibre précaire, mais encore solidement attachée. Les couches atmosphériques, au-dessus d’elle, étaient masquées par le ventre de la coque qui s’incurvait doucement vers la queue ; mais, sur les côtés et en dessous, rien n’obstruait sa vision.
— Tu avais raison, papa, souffla-t-elle si bas qu’elle espéra que la Bête n’entendrait pas ses paroles. C’est un endroit assez stupéfiant. Tout bien considéré, je pense que tu as fait un bon choix.
— Petite Demoiselle ?
— Ce n’est rien, la Bête.
Elle commença à détacher le cercueil. Le vaisseau fit une embardée, tangua une fois ou deux, lui retournant l’estomac et envoyant le cercueil valdinguer contre les rayonnages, mais dans l’ensemble la Bête réussissait admirablement à maintenir le cap. La vitesse était maintenant largement subsonique, par rapport aux courants aériens environnants, de sorte que la Bête se contentait plus ou moins de planer, mais c’était parfait. Le vent était moins féroce, en dehors de bourrasques occasionnelles, comme elle l’espérait.
Le cercueil était pratiquement détaché, à présent, prêt à être balancé par-dessus bord. Son père paraissait simplement endormi. Il était impossible de croire qu’il était mort depuis un mois. Les embaumeurs avaient fait un travail remarquable, que le mécanisme de réfrigération du cercueil avait préservé.
— Eh bien, papa, dit Antoinette, je suppose que ça y est. Nous y voilà. Je crois qu’il n’y a plus grand-chose à dire.
Le vaisseau eut la courtoisie de ne pas répondre.
— Je ne sais toujours pas si je fais vraiment ce qu’il faut, continua Antoinette. Je veux dire : je sais que c’est ce que tu voulais, comme tu me l’as dit, mais…
Arrête, se dit-elle. Arrête de ruminer ça.
— Petite Demoiselle ?
— Oui ?
— On vous déconseille fortement de vous attarder davantage.
Antoinette repensa à l’étiquette de la bouteille de bière. Elle ne l’avait pas sur elle en ce moment précis, mais elle la revoyait dans les moindres détails. Les encres dorée et argentée s’étaient un peu ternies, depuis le jour où elle l’avait décollée avec amour, mais elles brillaient toujours, dans son esprit, d’un éclat prodigieux. Ce n’était qu’un bout de papier sans valeur, imprimé sans grand soin, mais à ses yeux, dans son cœur, l’étiquette avait pris l’importance d’une icône religieuse. Elle n’avait que douze ou treize ans quand elle l’avait décollée. Son père, qui avait gagné beaucoup d’argent après un trajet particulièrement lucratif, l’avait emmenée dans une de ces gargotes fréquentées par les armateurs et les négociants. Elle n’avait qu’une expérience limitée, mais l’ambiance paraissait particulièrement animée, avec tous ces rires et ces histoires qui fusaient de partout. Vers la fin de la soirée, les conversations avaient porté sur les différentes façons de se débarrasser des dépouilles des voyageurs de l’espace, selon les coutumes ou les préférences personnelles. Son père n’avait pas dit grand-chose, il s’était contenté de suivre les échanges avec son petit sourire, alors que les thèmes passaient du plus grave au plus léger et vice versa, et de rire des plaisanteries et des injures. Et puis, à la grande surprise d’Antoinette, il avait dit qu’il souhaitait, quant à lui, être immergé dans l’atmosphère d’une planète gazeuse géante. À n’importe quel autre moment, elle aurait pensé qu’il tournait en dérision les suggestions avancées par ses compagnons, mais quelque chose, dans le ton de sa voix, avait convaincu Antoinette qu’il était on ne peut plus sérieux, et que, bien qu’il n’ait jamais évoqué le sujet auparavant, il n’avait pas lancé cette idée au hasard. C’est ainsi qu’elle s’était fait un petit serment secret, rien que pour elle. Elle avait décollé l’étiquette de la bouteille, comme pour marquer ce moment, en se jurant que, si son père venait à mourir et qu’elle soit en position de faire quelque chose, elle n’oublierait pas son vœu.
Pendant des années, après cela, elle avait pu se dire qu’elle arriverait sans peine à tenir parole. Que ça lui serait même si facile qu’elle y pensait rarement. Et maintenant qu’il était mort, maintenant qu’elle était sur le point de remplir la promesse qu’elle s’était faite, peu importait que ce vœu lui paraisse un peu puéril et ridicule. Seule comptait la conviction absolue qu’elle avait cru entendre dans sa voix ce soir-là. Elle était bien jeune, elle avait pu tout imaginer, ou se laisser abuser par la gravité apparente de son père, son sérieux de joueur de poker. Ça ne faisait rien : elle s’était fait ce serment et, si compliqué, si difficile que cela puisse être, elle devait le tenir, même si ça devait l’amener à mettre sa vie en jeu.
Elle détacha les dernières fixations et poussa le cercueil sur le tiers de sa longueur au-dessus du vide. Une bonne poussée, et son père aurait la sépulture qu’il avait désirée.
C’était de la folie. Après cette conversation d’ivrognes dans ce bar pour aventuriers de l’espace, jamais au cours de toutes ces années il n’avait répété qu’il souhaitait être enfoui dans la planète jupitérienne. Mais cela voulait-il dire pour autant que ce n’était pas un vœu sincère, fait du fond du cœur ? Il ne connaissait pas l’heure de sa mort, après tout. Il n’avait pas eu le temps de mettre ses affaires en ordre avant l’accident ; il n’avait aucune raison de faire allusion à ce qu’il voulait qu’on fasse de ses restes mortels.
De la folie, oui… mais une folie qui venait du cœur.
Antoinette poussa le cercueil par-dessus bord.
Pendant un moment, il parut rester suspendu dans le vide, derrière le vaisseau. On aurait dit qu’il rechignait à amorcer sa longue chute dans l’oubli. Et puis, lentement, il commença à tomber. Elle le regarda s’éloigner en tournant sur lui-même, traîner derrière le vaisseau, comme retenu par le vent. Il devint très vite tout petit, de la taille de son pouce quand elle tendait la main. Ce ne fut bientôt plus qu’un point minuscule, à peine visible, une tête d’épingle qui scintillait brièvement lorsqu’elle captait la lumière vague et indistincte des étoiles, et puis il disparut enfin, englouti par la masse nuageuse pastel, bouillonnante.
Elle crut le revoir une dernière fois, et puis plus du tout.
Antoinette s’adossa aux rayonnages. Elle ne s’y attendait pas, mais, à présent que tout était fini et qu’elle avait enterré son père, elle se sentait vidée. Un poids formidable pesait sur ses épaules. Elle n’était pas vraiment triste, elle n’avait même pas envie de pleurer. À vrai dire, elle n’avait plus de larmes à verser. Il y en aurait d’autres, plus tard, bien sûr. Mais, pour le moment, elle n’éprouvait que de l’épuisement.
Antoinette ferma les yeux. Plusieurs minutes passèrent.
Puis elle dit à la Bête de fermer la porte de la soute, et elle entama le long trajet de retour vers la passerelle.